Février – juin 2020
Après 3 mois de restauration, le grand plat Nevers XVIIème s. retrouve ce mardi 2 juin sa place dans les vitrines des salles permanentes du musée. Vous aviez pu suivre son enlèvement à l’occasion du reportage de Nathalie Pinard diffusé le 16 février lors du journal télévisé de France 3 Aquitaine (cf actualité précédente).
Découvrez maintenant le suivi de cette intervention.
Toute intervention commence par le diagnostic…
Il est d’abord nécessaire d’identifier le matériau constitutif, c’est essentiel pour un choix pertinent des produits de traitement à mettre en œuvre et du mode opératoire à suivre. Le plat étudié dans cet article est en faïence stannifère, matériau bien cuit à près de 1000°C, dont l’âme en terre cuite, donc poreuse, est entièrement recouverte d’un émail ici légèrement bleuté, opaque, à base d’étain, qui en assure l’imperméabilité. Il est plutôt régulier et bien tendu sur la face mais, au dos et sur le rebord, on constate qu’il est par endroit plus maigre, ce qui explique ces effets de taches jaunâtres. Le plat présente sur la face un décor orientaliste en camaïeu bleu de grand feu représentant ce qui semble être une scène de promenade d’un seigneur avec ses serviteurs. Le décor prend toute la surface, le fond et le marli. Cuit en même temps que l’émail, il est fondu dans la matière, il ne fait donc pas de surépaisseur. Il faudra donc veiller, lors de la retouche, à conserver ce toucher doux et uniforme de la surface.
Le diagnostic est également l’occasion de faire un constat d’état détaillé.
Dans le cas de notre plat, on se rend compte qu’il est brisé en trois grands tessons qui ont été précédemment remontés, d’abord au moyen d’agrafes métalliques dont on devine la trace au dos par la présence de petits disques réguliers de part et d’autre des lignes de cassure (cercles violets), puis au moyen d’un adhésif (lignes rouges). Le choc a sans doute été causé par un impact assez fort au niveau du bord qui a causé la formation d’un éclat (cercle vert clair sur la face) d’où l’onde de choc s’est propagée, fendant le plat en deux puis en trois. La seconde intervention s’est poursuivie, après l’élimination des agrafes sans doute corrodées et le collage des tessons, par le comblement puis la mise en teinte recto/verso de toutes les altérations dans le but de « les faire disparaitre ». C’est vraisemblablement le travail d’un professionnel. Aujourd’hui, les produits de restauration ont vieilli et les repeints laissent une bande irrégulière jaune d’environ 2 cm à cheval sur les cassures, qui tend à s’écailler (hachures bleues). Ces repeints sont moins débordants sur la face, le restaurateur ayant profité de la présence du décor pour limiter son intervention : l’œil repère moins une ligne sur une surface accidentée qu’unie. On voit aussi qu’il a cherché à minimiser le camouflage des décors originaux.
Faut-il restaurer cette œuvre? Quelques éléments de réflexion
La première mission d’un conservateur-restaurateur est d’assurer la conservation à long terme d’une œuvre patrimoniale. Il est donc amené régulièrement à ré intervenir sur d’anciennes interventions qui nécessairement vieillissent avec le temps : ne pouvant risquer une cuisson, on utilise pour la restauration des produits synthétiques de substitution à la céramique qui sont sensibles à l’humidité, la lumière et la température. Ils évoluent (mal) contrairement au matériau original. C’est pour cette raison que le musée a fait appel à mes services, dans un contexte d’entretien des collections, avant que les produits ne s’altèrent trop et occasionnent d’autres altérations, en cédant par exemple de façon incontrôlée.
Ces missions sont l’occasion aussi de revoir le projet de présentation des œuvres. L’ancienne proposition d’intervention avait visiblement vocation à « maquiller » toutes les altérations aussi bien sur la face qu’au revers, de sorte que le plat pouvait passer pour être intact. Aujourd’hui, les mentalités ont un peu évolué et il est admis, surtout dans le cadre muséal, de garder autant que possible une trace de l’état réel des œuvres tout en conciliant la muséographie choisie. Au Musée des Arts Décoratifs et du Design de Bordeaux, il est fait le choix de présenter des objets en bon état de conservation, comme si le visiteur faisait un saut dans le passé et pénétrait dans l’intérieur d’une habitation bourgeoise du XVIIIème s. Aussi, pour ce plat, il a été fait le choix concerté et assumé de faire une restauration illusionniste sur la face mais de laisser au dos, dérobé aux regards, les traces de son état réel.
C’est avec toutes ces considérations en tête que j’ai entrepris l’intervention sur ce grand plat.
Les étapes de l’intervention de conservation-restauration
La première étape consiste à éliminer toutes les anciennes interventions. On parle de nettoyage et de dé restauration. Il s’agit de remettre l’œuvre dans son état réel. C’est pourquoi il est absolument nécessaire d’employer des produits réversibles, autrement dit qui s’éliminent facilement, sans risque pour l’œuvre. On a la confirmation alors que les tessons sont de grande taille. Le collage devra supporter une forte portance.
L’intervention se poursuit par la phase de remontage. L’adhésif choisi est donc assez fort (mais toujours réversible) et de consistance épaisse pour limiter sa migration dans les porosités de la pâte (ce qui occasionnerait une pollution interne au détriment d’un collage suffisant). A ce stade, on voit bien au dos tous les trous laissés par la pose des agrafes, ici plus d’une dizaine (cercles violet) et les zones où l’émail est plus maigre (flèches orangées). Sur la face, l’éclat du bord (cercle vert clair), au point d’impact est bien visible. On peut déceler aussi les lignes des cassures, surtout celle du bas parce qu’elle passe par des zones unies et qu’elle est perpendiculaire aux lignes du décor. Vous observerez que la cassure qui part du haut et descend le long du personnage central est beaucoup moins perceptible à l’œil.
Puis, vient le comblement. Il s’agit de rapporter de la matière là où elle a disparu : dans les éclats, les trous d’agrafes au dos, les cassures sur la face… Avant même de chercher l’esthétisme, on limite ainsi l’accès à la porosité de l’âme en terre cuite et donc la pénétration de polluants extérieurs et/ou d’humidité. Ici, le comblement est fait bord à bord : quand on passe le doigt, après un ponçage très minutieux au moyen de papiers abrasifs à l’eau très fins pour ne pas rayer les surfaces, on ne sent plus le passage entre surface originale et surface comblée. Du soin apporté à cette préparation des surfaces dépendra la qualité de la mise en teinte de fond dans les zones unies et de la retouche dans les zones de décor. En effet, pour garantir de ne plus percevoir une cassure, la phase de comblement laisse une bande d’enduit la plus fine possible pour limiter les futurs recouvrements de peinture mais assez large tout de même pour avoir cette parfaite continuité des surfaces. Ce n’est pas simple ! L’enduit de comblement sera au préalable teinté dans la masse avec des pigments, à l’identique de la couleur de l’émail, pour éviter l’emploi de l’aérographe au dos et au milieu des décors et ainsi préserver l’œuvre originale des recouvrements inutiles de peinture.
L’intervention s’achève par la mise en teinte qui comprend la pose de la couleur de fond, la retouche et l’application du vernis final. Une intervention de conservation-restauration se doit d’être discrète, au service de l’œuvre originale, pour la sublimer. Toute la difficulté d’une bonne restauration est de limiter l’intervention à sa stricte nécessité pour rendre de nouveau lisible une œuvre sans pour autant la falsifier. La phase de mise en teinte est en ce sens délicate. Aussi le restaurateur doit-il jongler avec les outils, là avec l’aérographe qui dépose un nuage diffus de peinture dans les zones unies, là avec le pinceau fin pour rattraper avec précision le décor. Chaque fois, il faut retrouver la couleur originale en mélangeant base, durcisseur, pigments et diluant. L’œil du conservateur-restaurateur est habitué à décomposer les teintes pour copier la moindre nuance.
Reste, dans le cadre d’un musée, à rapporter à la plume, dans un endroit discret (ici au dos), le numéro d’inventaire.
Le plat a retrouvé une belle allure et peut à nouveau prendre place dans les vitrines des salles permanentes, au milieu des autres belles œuvres à découvrir sans modération au Musée des Arts Décoratifs et du Design de Bordeaux.