Dans le cadre « Les jeudis du musée » au Musée des Arts Décoratifs et du Design de Bordeaux, le 8 novembre dernier, Christophe Sireix et Valérie Marache nous ont présenté leurs premières découvertes suite à des fouilles quelques peu atypiques: à l’occasion de l’aménagement du nouveau quartier des Bassins à flot, les anciens canaux du moulin Teynac ont été mis à jour. Ils sont apparus remplis de tessons de faïence fine signée Jules Vieillard.
Laissons à ces deux archéologues, aidés de la jeune doctorante Emmie Beauvoit, le temps de poursuivre leurs travaux d’inventaire des marques en vue d’essayer d’établir une chronologie des productions. Je vous propose dans cet article d’évoquer ce site qui abrita donc, en son temps, un haut lieu de la production céramique bordelaise.
Au début du XIXème s, le chimiste Jean Antoine Chaptal alors ministre de l’intérieur encourage la fabrication de ces céramiques que l’on nomme faïences fines, très en vogue en Angleterre depuis déjà plusieurs années.
LAHENS ET RATEAU
En 1829, l’apparition de cette industrie à Bordeaux est étroitement liée à l’arrivée dans la ville de l’agenais Honoré Boudon de Saint-Amans, passionné de céramique anglaise. Il devient, en 1830, le collaborateur de MM Lahens et Rateau, négociants, qui fondent au domaine de Fourqueroles, dans les paluds (ou marais) de Bacalan, la première fabrique. Les pièces fabriquées sont très inspirées des productions anglaises comme celles de Wedgwood par exemple.
Mais peu à peu, des mésententes s’installent entre eux, au point que la manufacture ferme en 1834.
DAVID JOHNSTON
La fabrique est rachetée par l’irlandais David Johnston, toujours aidé de Boudon de Saint-Amans. Il s’installe toujours à Bacalan, sur le site du moulin Teynac. Ce dernier est fermé à cause de l’envasement trop rapide de cette zone, empêchant la force des marées de faire tourner ses meules.
Après des débuts hésitants, la manufacture compte bientôt 400 ouvriers et produit 15 à 18 000 pièces par semaine, essentiellement pratiques (vaisselle, pièces de toilettes etc..), toujours d’inspiration anglaise. Johnston fait venir d’Angleterre tout ce dont il a besoin, aussi bien combustibles que matières premières. Il développe le décor imprimé en camaïeu brun, vert, rose mais surtout bleu. Malgré son succès (1838 : médaille d’or lors de l’exposition de la Société Philomathique de Bordeaux), Johnston rencontre des difficultés financières et doit lever des fonds.
En 1840, il engage comme collaborateur technique Jules Vieillard. La fabrique se développe encore (1841 : 2ème médaille d’or lors de l’exposition de la Société Philomathique de Bordeaux), atteignant les 600 ouvriers et la production de 70 000 pièces par semaine. Mais le style anglais tombe peu à peu en désuétude. Johnston essaie de se renouveler ce qui creuse un peu plus le déficit de l’entreprise (nouveaux équipements, nouveaux ouvriers). Ruiné, il est obligé de fermer en 1844.
JULES VIEILLARD
Jules Vieillard lui succède en 1845. Avec lui, la manufacture prospère et connait un grand essor commercial, localement mais aussi à Paris et à l’exportation vers les colonies. On fabrique toujours beaucoup de faïences d’usage (imposants services de table par exemple) mais peu à peu une faïence d’art, parfois monumentale, apparait. Il est très attentif à la mode qui change et s’équipe de toutes les innovations industrielles de l’époque, cherchant à tout fabriquer lui-même, jusqu’aux couleurs. Dès lors, la fabrique rivalise avec les autres grands lieux de production de l’époque (Creil-Montereau, Sarreguemines, Choisy-le-Roi, Gien, Longwy…). Craignant une trop grande dépendance anglaise, il se procure désormais les matières premières dans la région (Périgueux pour la terre, Ribérac pour le silex…) et crée de nouveaux décors, loin de l’inspiration anglo-saxonne, dans le goût de ce qui se fait ailleurs, comme à Moustiers par exemple, avec son décor à la Bérain. Vers 1850, Vieillard innove encore avec ses engobes colorés, remarquables par leur qualité d’exécution.
« JULES VIEILLARD ET COMPAGNIE »
A la mort de Jules, en 1868, ses fils, Charles et Albert, prennent la suite sous le nom de « Jules Vieillard et Cie ». Ils poursuivent la technique des décors imprimés mais la qualité décline. Ce qu’ils aiment, c’est la fabrication de pièces décoratives (lampes, cache pots, vases…). Pour renouveler la production, ils font appel à des décorateurs et dessinateurs en vogue, comme Eugène Millet et ses décors orientalistes ou Amédée de Caranza, venu de Longwy.
Faute de repreneurs, à la mort des frères en 1895, la manufacture ferme définitivement.
En un demi-siècle, la famille Vieillard a su s’imposer dans le monde de la faïence fine française en produisant abondamment des pièces d’usage, souvent blanches, dont on trouve de nombreux rebus dans les anciens canaux du moulin de Teynac qui ont servi de dépotoirs. Mais ils ont aussi produit quantités de pièces artistiques où se reflètent, au grès des modes, les goûts de l’époque : turqueries dans le genre anglais, assiettes humoristiques, scènes de bêtes humanisées, art orientaliste…
Aujourd’hui de grands collectionneurs n’ont de cesse d’essayer de reconstituer la production et contribuent à la sauvegarde de ce formidable patrimoine local. Le Dr Fontanille était de ceux-là et bien sûr la famille Darrigade dont on a pu avoir un petit aperçu de leur immense collection lors de l’exposition « De David Johnston à Jules Vieillard – l’ivresse Darrigade » en 2015.