Les trompes l’œil en céramique

Lors des Journées Européennes du Patrimoine (JEDP), les 15 et 16 septembre 2018, j’ai été invitée par le Musée des Arts Décoratifs et du Design de Bordeaux (MADD) à venir présenter sous forme d’une visite guidée mon travail réalisé en 2017 sur des trompes l’œil. C’est l’occasion, dans cet article, de revenir sur cette collaboration.

Contexte historique

L’homme a semble t-il toujours cherché à copier la nature, preuves en sont les fresques et mosaïques antiques dont fait éloge le célèbre écrivain romain Pline l’Ancien. Les œuvres plus vraies que nature, quel que soit les supports d’expression, se multiplient à la Renaissance. Luca (puis Andréa son neveu) Della Robbia est sans doute un des premiers, au XVe s., à faire du trompe l’œil de faïence. Au XVIe s., en France, Bernard Palissy moule sur le vif de nombreux petits reptiles (serpents, salamandres, etc.) pour réaliser des créations surprenantes de réalisme.


Exemples de productions signées, de gauche à droite, Della Robbia et Palissy.

Au cours de la période baroque, le trompe l’œil devient un genre à part entière et au milieu du XVIIIe s., on assiste à un véritable phénomène de mode lancé en Allemagne (Meissen) et qui se répand rapidement dans toute l’Europe (Belgique, Italie, France, Espagne…). Des pièces de forme (terrines, soupières, corbeilles de fruits…) ornent désormais les tables des riches demeures. De grandes rivalités apparaissent entre les différents sites de fabrication. Les modèles et les ouvriers circulent.

 Assiette aux olives, Veneto, Italie.

À Strasbourg, Paul Hannong fait des objets en trompe l’œil de qualité remarquable et c’est un grand succès. Peu à peu, d’autres foyers de production apparaissent en France : Sceaux, Niderviller, Bordeaux, Samadet et surtout Marseille, dans l’entreprise de Pierrette Candelot dite « La Veuve Perrin ». Que ce soit à Strasbourg ou à Marseille, l’activité cesse au début du XIXe s. C’est pourtant à cette époque, qu’Avisseau redécouvre les œuvres de Palissy et ses secrets, fonde l’école de Tours et influence d’autres céramistes passionnés tels que Landais, Barbizet, Pull… Plus tard, on retrouve en Provence la tradition du trompe l’œil avec les productions de Vallauris, et notamment celles signées Massier.


Assiette de radis Paul Hannong Strasbourg. Soupière en forme de choux Sceaux.
Plat aux poissons Avisseau Tours.  Beurrier « maïs » Vallauris..

Le projet

Le MADD étant un musée qui invite le visiteur à déambuler dans l’intérieur reconstitué d’un riche hôtel particulier du XVIIIe s., l’idée de vouloir créer une vitrine thématique dans ses salles permanentes, comme un focus sur ce qui fut donc un véritable phénomène de mode à cette même époque, semble pertinente.

Seize pièces de faïence XVIIIe s., stockées en réserve ou déjà présentées dans les salles aux côté de choux, melon et autre terrine en forme de canard, sont sélectionnées : assiettes « aux noix », « aux amandes », « aux quartiers d’œufs durs », « aux olives », « aux poires », « aux pommes », « aux quartiers de poire au vin », « aux figues », « aux tomates », mais aussi terrine « grappe de raisin », bouteille « courgette », bonbonnières « pigeon » et « citron »…


L’ensemble des pièces confiées, avant intervention.

Leur état d’altération plus ou moins avancé nécessite d’envisager une intervention de
conservation-restauration. Cependant, auparavant, une réflexion concertée s’impose.

Réflexion préalable

Il parait indispensable d’intervenir pour éliminer toute la poussière qui s’est accumulée
notamment dans le fond des assiettes, entre les fruits et autres reliefs. Cette poussière,
hygroscopique et abrasive, nuit également beaucoup à l’aspect visuel.


Détails des encrassements sur et entre les fruits
sur les assiettes « aux poires » et « aux pommes ».

Un certain nombre d’assiettes présentent d’anciennes restaurations aujourd’hui vieillissantes ne permettant pas de profiter pleinement des œuvres. Au-delà de l’aspect inesthétique des repeints jaunis, les œuvres continuent d’évoluer.


Détail d’anciens comblements qui s’écaillent et repeints jaunissants.

L’assiette « aux quartiers de poire au vin », particulièrement endommagée par rapport aux autres, ainsi que les bonbonnières «pigeon » et « citron »montrent des signes inquiétants de pertes de stabilité :
– on observe sur l’aile de l’assiette cinq tessons mal recollés. Lors du collage, les morceaux se sont affaissés avant la prise complète de l’adhésif et les cassures sont très écartées. On perçoit les filaments de colle étirés. Or, avec le temps, cette colle ainsi en contact avec l’air s’assèche ou au contraire ramollit selon les conditions environnementales de stockage, voire alterne les deux états, ce qui aura pour conséquence inévitable la désolidarisation non maîtrisée des morceaux de céramique ;


Détail de l’ancien collage sur l’assiette
« aux quartiers de poire au vin ».

– quant au pigeon, il est assez massif et ne repose que sur ses deux pattes dont il manque à chacune deux doigts. Il faut intervenir ne serait-ce que pour augmenter ses appuis au sol.


Détail des lacunes au niveau des pattes du pigeon.

On note un autre souci au niveau du couvercle dont une cassure est maintenue par cinq agrafes corrodées. À moins de maintenir cet objet dans une atmosphère d’humidité relative très basse (ce qui n’est pas préconisé pour l’assiette précédente, or, ces deux objets seront exposés dans la même vitrine), le fer s’altère irrémédiablement et présente donc un danger à long terme pour la faïence : augmentation de volume donc éclats au niveau des trous dans la faïence, taches de rouille plus ou moins pénétrantes et finalement perte de cohésion par la destruction du noyau métallique.


Détail de l’ancien remontage avec des agrafes aujourd’hui corrodées.

Enfin, en repositionnant le couvercle, on observe un mauvais emboîtement (problème de conception et/ou de fabrication) entrainant une tendance de celui-ci à glisser. Il serait judicieux, à l’occasion de ce programme, d’améliorer le bon maintien de ce couvercle. Il en est de même du couvercle du « citron » qui s’avère instable quand on le positionne et dont les frottements répétés entrainent des éclats sur le pourtour.


Mise en évidence des défauts de fabrication au niveau des couvercles
des bonbonnières « pigeon » et « citron ».

On pourrait limiter les interventions au seul objectif d’assurer la conservation curative des œuvres citées précédemment : élimination de la poussière, éliminations des anciens repeints, élimination des agrafes et des anciens adhésifs, reprise des collages, restitution sommaire des pattes du pigeon et amélioration du positionnement des couvercles. Les œuvres ne seraient plus en danger. Mais qu’en serait-il du regard du visiteur ?

Un certain nombre de paramètres sont à prendre en compte pour proposer une intervention complète :
– la politique de présentation des œuvres dans ce musée : ici, le visiteur ne vient pas voir des objets d’un autre temps ; c’est lui qui fait un voyage dans le temps. Un musée comme celui-ci a alors la difficile tache de présenter au public des œuvres dans un bon état de conservation, au moins en apparence, pour que l’illusion soit plus forte tout en gardant le plus possible la trace de leur état réel car il présente bien des objets anciens et pas neufs !
– la vue d’ensemble finale de la vitrine : il est important d’avoir le souci de présenter une collection relativement harmonieuse. Or, sur les seize objets, un seul est cassé, deux ont les fruits abîmés et quasiment tous présentent des éclats mais plus ou moins importants. Il va donc falloir définir ce qui tient de l’usure et de l’usage acceptable aux regards du quidam et ce qui tient de l’altération mécanique gênante à la bonne perception d’ensemble des œuvres.
– la fonction même des œuvres : les fiches associées mentionnent pour toutes : « objets de décoration ». Ainsi, l’aspect visuel est primordial pour ces œuvres, avant tout ornementales.

Au regard de ces paramètres, il est finalement convenu, après une première étape de conservation, de poursuivre l’intervention par une restauration illusionniste pour une mise en exposition au public la plus cohérente possible.

Intervention

Après nettoyage, dérestauration et remontage, les cassures, les éclats les plus importants sur le marli des assiettes et tous ceux présents sur les fruits du fond sont comblés bord à bord. Les doigts sur les pattes du pigeon sont restitués en prenant comme modèles ceux encore en place. Il en de même pour tous les fruits manquants sur les assiettes (noix, figue, olive…) et autres éléments lacunaires (queue de poire et d’olives sur des assiettes, extrémité de la feuille sous le citron…). Ces comblements sont ensuite mis en teinte et vernis, à l’identique. Un système de cale est rajouté pour maintenir en place les couvercles de deux bonbonnières.


Le nettoyage (conservation curative).


Le remontage (conservation curative).


La maquille des cassures (restauration illusionniste).


La maquille des éclats du bord (restauration illusionniste).


La maquille des éclats sur les fruits (restauration illusionniste).


La restitution à l’identique de volumes entiers lacunaires (restauration illusionniste).


La restitution à l’identique d’éléments lacunaires (restauration illusionniste).


Rajouts de calages sous les couvercles du « pigeon » et du « citron » (conservation préventive).

La restauration illusionniste ne tolère cependant pas l’interprétation. Après nettoyage et dérestauration, la gourde devient bouteille ! Finalement, les passants latéraux étaient faux, sans doute un subterfuge pour cacher ce qui ressemble en fait à des défauts de fabrication. Faute d’éléments complémentaires, l’intervention se limite à la maquille illusionniste des cassures et des éclats avérés.


Détails du faux passant et le défaut de fabrication finalement révélé après dérestauration.

Quant au panier, d’un bon état général de conservation, l’intervention est minimaliste : nettoyage, reprise et maquille du collage sur un des petits sujets animaliers sur l’anse. En revanche, il n’est pas restitué l’élément manquant au sommet de l’anse car nous ne disposons pas d’information et qu’il n’est pas envisageable déontologiquement d’interpréter l’œuvre. L’intervention ne porte pas non plus sur le fêle : la faïence étant un matériau poreux, il ne peut être envisagé une consolidation fiable à coeur par l’infiltration d’une résine liquide qui migrerait à l’intérieur de l’objet. Très fermé, il ne représente cependant pas un danger pour le panier si on le manipule avec précaution.


Détails du point d’accroche de l’élément disparu au sommet de l’anse volontairement non restitué et du fêle encrassé puis nettoyé mais volontairement non maquillé.

Conclusion

Le musée dispose à présent d’un nombre représentatif de trompes l’œil dans ses collections, de forme et d’origine diverses, tous dans un état de présentation agréable à l’œil, formant un ensemble a la fois harmonieux mais aussi riche. La vitrine thématique, quand elle sera constituée, permettra aux visiteurs d’avoir une idée de l’engouement général pour ces pièces au XVIIIe s. et les prouesses techniques que leur fabrication a nécessité pour rivaliser de réalisme.